Café philo décembre 2015
"Peurs ordinaires: la peur dans nos existences animales et humaines et dans l'histoire "
■ Ce fut une soirée d’échanges riches : face aux multiples visages de nos peurs, émerge de la discussion une attitude privilégiée : plutôt que « vaincre » à tout prix ces peurs infondées, celles notamment sans rapport avec un danger réel, il semble plus intéressant de les reconnaitre d’abord, les apprivoiser ensuite. Ainsi de celles qui alimentent depuis toujours une timidité ou de celles qui subsistent inconsciemment des peurs infantiles. Des témoignages furent donnés de tels cheminements (jusqu’à pouvoir parler à un groupe bienveillant comme ce soir à partir d’une timidité pourtant implantée depuis toujours). Pour autant le traumatisme peur être survenu qui demande d’être écouté, aidé. La peur de l’inconnu fut explorée aussi : on peut supposer qu’elle fut à l’origine de certaines des grandes peurs historiques comme la peur de l’an mil. On examina l’exil, courage de partir contre courage de rester : peur de la guerre simplement ou aussi désespérance de n’avoir plus rien sur sa terre ?
Au-delà de l’inconnu (ou de l’incertain) même, cette constante chez l’être humain apparait au fil des échanges : la liberté, être réellement libre, fait peur. Et dès lors, les croyances sont un refuge : croire rassure.
Un socle d’idées pour de futurs café philo, non ?
Ci-dessous
1/ deux citations de philosophes lues par Pierre en cours de soirée (et cette fois : pas des stoïciens)
2/ un écrit de Jean Edmond
3/ du Maupassant réuni par Jacquie.
1/ Des maitres en philosophie
■Spinoza (1632-1677) dans son Éthique
(Thèse 67) « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse n’est pas une méditation sur la mort mais une méditation de la vie » (thèse 69) « On reconnait autant la grandeur de la vertu d’un homme libre quand il évite que lorsqu’il surmonte les périls »
■ Alain (Émile Chartier) 1939 in Minerve ou de la Sagesse, texte choisi car le philosophe rappelle en quoi la peur est profondément « du corps » et l’esprit (le travail de l’esprit) la seule antidote.
« Jamais on ne dira assez comment la peur nous est naturelle et habituelle. À vrai dire on ne peut rien comprendre aux émotions profondes si on ne les nomme de leur nom d’enfance, la peur. Les variétés de l’émotion ne sont que des variétés de la peur. Et c’est en découvrant cette peur continue que l’homme sans peur découvre qu’il est timide. Par cette réflexion qui est de chacun on en vient à avoir peur de soi, peur de ses pensées, peur de ses mouvements ; peur enfin de sa propre peur. Si donc l’on entreprend de se délivrer de la peur, il ne faut pas oublier la peur profonde ; et s’en délivrer n’est pas autre chose que gouverner ses pensées. On en revient toujours à ceci que tout esprit a un travail de héros à faire qui consiste à ne se point laisser troubler ou envahir. L’esprit est donc résistance, retranchement sur soi. La sagesse suppose cette sorte d’attitude qui revient à avoir conscience d’être esprit »
2/
■ Une réflexion de Jean-Edmond Dewigne.
Les marches de la peur
Resserré sur moi-même, saisi de tremblements,
Je haïssais ‘je t’aime’ confié par ma maman.
La nuit peinte de noir, blotti dans mon berceau,
Naissaient le désespoir et mon premier sanglot.
J’ai connu le bonheur hors de cet univers
Où j’appréciais le chaud du ventre de ma mère.
Ici tout est frigide et je respire le froid,
Seul à sucer mon pouce me rapproche de moi.
Tragique est cette nuit de première solitude
Où chaque petit bruit anime une inquiétude.
Je ne peux pas dormir et ma peur s’amplifie,
Je tourne me retourne, las de tout je crie !
Miracle dans ce monde s’allume une lumière
Lorsque l’on crie ses craintes en appelant sa mère.
Tendresse et réconfort de nouveau réunis
J’ai appris que la peur est parfois une amie.
Passée l’adolescence, volonté est ma foi.
Me sentant sur de moi je me prends pour le roi
Jusqu’à ce jour divin où des yeux de velours
Effleurant mon visage je découvre ‘l’amour’.
Alors s’éveille en moi une grande frayeur
Car aimer est tragique si seul est votre cœur.
Elle me tendit sa main puis me serrant contre elle
Elle me confia tout bas : « Je suis ta tourangelle.»
Par le temps écoulé, l’expérience faisant,
J’ai maîtrisé la crainte qui mène jusqu’au tourment.
Me méfiant des idées préconçues et surfaites
Conscient que du doute peut naître la défaite
J’ai dominé la peur et je sais maintenant,
Que même disparaitre ne peut être angoissant.
3/
■ Maupassant (1850-1893) ;
Ce soir-là j’avais lu fort longtemps quelque auteur.
Il était bien minuit, et tout à coup j’eus peur.
Peur de quoi ? je ne sais, mais une peur horrible.
Je compris, haletant et frissonnant d’effroi,
Qu’il allait se passer une chose terrible…
Alors il me sembla sentir derrière moi
Quelqu’un qui se tenait debout, dont la figure
Riait d’un rire atroce, immobile et nerveux :
Et je n’entendais rien, cependant. O torture !
Sentir qu’il se baissait à toucher mes cheveux,
Et qu’il allait poser sa main sur mon épaule,
Et que j’allais mourir au bruit de sa parole !…
Il se penchait toujours vers moi, toujours plus près ;
Et moi, pour mon salut éternel, je n’aurais
Ni fait un mouvement ni détourné la tête…
Ainsi que des oiseaux battus par la tempête,
Mes pensers tournoyaient comme affolés d’horreur.
Une sueur de mort me glaçait chaque membre,
Et je n’entendais pas d’autre bruit dans ma chambre
Que celui de mes dents qui claquaient de terreur.
Un craquement se fit soudain ; fou d’épouvante,
Ayant poussé le plus terrible hurlement
Qui soit jamais sorti de poitrine vivante,
Je tombai sur le dos, roide et sans mouvement.
Guy de Maupassant, Des vers
■ Encore Guy de Maupassant : La bécasse
La peur, (et les hommes les plus hardis peuvent avoir peur), c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse.
■ terminons par Françoise Giroud (rapportée par Jacquie également)
Voilà, depuis vingt ans, nous avons en France, tourné le dos à l’Esperance et nous l’avons remplacé par la peur.
Peur de perdre son emploi, peur de perdre sa couverture sociale, peur des immigrés, peur de Le Pen, peur de Maastricht, peur de la mondialisation, de l’économie, peur pour les enfants qui ne connaîtront plus l’ascenseur social, et tout cela finit par tourner à la peur de vivre.
Françoise Giroud : ARTHUR ou le bonheur de vivre 1997